« L’Orient, c’est d’abord une grande lumière d’argent fondu sur la mer.» Gustave Flaubert
« A rose is a rose is a rose. » Gertrude Stein
Brume et silence. Pénombre et attente.
Peu à peu, une présence se fait jour, et l'on capte la vision d'un corps qui gravite dans l'espace, dans un mouvement spiral dont l'origine se perd dans les vapeurs inaugurales.
Tour à tour, cinq corps rejoignent le premier, exécutent et répètent en canon la même figure. Quatre danseuses et deux danseurs vêtus à l'identique, pantalon et superposition de tee-shirts : aux formes géométriques courbes et au mouvement perpétuel correspond, dans la symbolique des couleurs, le bleu, celui des costumes délicatement moirés et réchauffés d'un trait d'ocre.
Ils évoluent dans un espace multipolaire, qui les imprègne totalement et décrivent une trajectoire autarcique, nécessaire et infinie, dont émane un sentiment contrasté de plénitude et d'absence. Lointains, à la fois seuls et ensemble, ils semblent en apesanteur, fusionnant avec l'espace, comme portés par les lois de la mécanique céleste, ou par la crête flexueuse d'une vague.
Les visages sont imperturbables, l'expression désaffectée. Ces corps enclosent-ils encore des corps, aux contours physico-optiques, ou sont-ils champs de force et pure motricité ?
La structure du mouvement fait alterner le concave et le convexe, la courbe et la ligne droite, le descendant et l'ascendant, le continuum et la station immobile. On songe à la contraction rythmique d'un coeur, systole et diastole, à la pulsation lente et régulière.
Mais c'est pour faire advenir du différent que le mouvement itératif fait revenir le même : par le jeu des interactions entre les corps, des variations de perspective, par le travail du temps, des transformations s'opèrent, des sensations surgissent, une situation se crée ; et l'attention est rendue aux détails infimes du mouvement. Nulle frontière entre le dedans et le dehors, entre l'invisible et le sensible : de par sa qualité organique, le mouvement témoigne d'un passage d'énergie, qui prend sa source sous la surface de la peau pour la faire remonter et la propager vers les extrémités.
Les torsions du poignet nouent les reprises, rythment la cadence. Les ondulations de la colonne vertébrale, les déhanchés, les oscillations signent la dimension ornementale de cette stylistique qui
évoque l'arabesque, ses asymétries, sa faculté incessante de s'incurver en volutes et méandres. L'aura si particulière de ce mouvement tient sans doute à un dépassement constant des forces contraires qui se jouent en son sein entre le délié (buste, bassin, tête et poignets) et la segmentation (isolation des bras et des jambes) ; comme si par la vrille du poignet, les tensions se résorbaient dans un flux pour mieux naître et renaître encore.
C'est par la musique de Sir Richard Bishop que progressivement, cet ordonnancement se brise, non pas d'une façon nette mais par un subtil redéploiement des lignes qui voit le groupe s'aimanter, se condenser et faire un. Ce changement d'échelle ouvre sur des modulations de matière et de texture, de volumes et de reliefs qui semblent enfantés par le passage d'un souffle primordial. Paysages corporels jaspés de reflets et de miroitements, saisis par la lumière de Patrick Riou qui en restitue les nuances et la vibration.
La gestuelle initiale de la pièce constitue un leitmotiv, le motif décliné et étoffé qui articule la combinaison des figures à l'unisson, leur enchaînement organique. C'est une vitalité absolue qui est à l'oeuvre dans ces corps devenus forces élémentaires, courants, passages. Simplement présents à un état de corps, les danseurs traduisent une immanence foncière. L'individu s'efface pour laisser place à un système sensoriel, un corps qui se réinvente et se préfigure sans cesse : de l'arabesque encore, les proliférations qui ne connaissent ni entraves, ni pauses.
Danse et musique s'épousent et dialoguent, rendant sensible la dimension acoustique de l'espace.
Aux variations sur le même thème musical, fait écho la succession des figures. La musique assure une fonction dramaturgique et distribue les intensités jusqu'à la phase finale : des notes espacées en broderie arachnéenne, elle vire au phrasé électrisé et dissonant.
L'espace s'atrophie et confine le mouvement, pris d'un tournis rythmique, dans un cercle concentrique. Les corps s'agrègent sous l'emprise d'une attraction fatale. La lumière contient la transe des corps, en proie à une accélération éperdue. La scène suggère des profondeurs abyssales, un trou noir qui aspire et avale les corps.
Etrange final à double détente, où la danse paraît s'ensevelir dans son fantasme, qui est aussi son plus haut degré d'incandescence : au point de rencontre avec son désir d'illimité, elle s'excède elle-même, dans une sorte de dévoration voluptueuse, attestant à la fois son épuisement et son accomplissement. Dans la nuit striée d'un ultime accord de guitare, demeure le rêve d'une fusion extatique dans le mouvement pur.
Graziella Jouan