Une colonne vertébrale géante s’agite comme herbes au vent articulant en éventail les danseurs. Contemplez au cœur de Tarab, cette ductile calligraphie du vivant étagée au lointain, qui maintenant se dédouble en deux lignes continues de rythmes jouant de l’agitation lente, magnétique. Dès lors infuse une phrase chorégraphique ininterrompue en constante métamorphose. Elle fuit le temps accentué, pour privilégier les transitions entre les motifs fluides, aux formes empreintes de mystère. Dans le sillage renouvelé du sextuor Nil (Prix suisse de la danse et de la chorégraphie 2011) et son ondulation mousseuse de corps flottants, Tarab dévoile un saisissant couplage de dix corps. Il évoque autant l’ADN de notre humanité commune que le puzzle culturel se déployant dans la grammaire chorégraphique métissée ciselée par Laurence Yadi et Nicolas Cantillon.
Dans le feuilleté des changements d’orientations des corps tournoyant et s’enroulant lentement sur eux-mêmes comme au fil d’un flamenco alangui, la création s’écarte de toute dramatisation du mouvement dansé. Sans butée ou pause, s’épelle une ligne continue de volutes anatomiques. Hypnotique et limpide, cette ligne à la fois charnue et éthérée génère un flux, dont les sources d’émissions sont également réparties entre de juvéniles interprètes, la transmission étant ici le limon du travail mené en commun. Il suffit de regarder encore et encore ces corps à l’état parfois volatil, diffus, dessinant un demi-cercle mouvant d’écoute communautaire bordant la soliste, S’y dépeignent un paysage, une émotion et bien d’autres sensations parfois indicibles. En cela, Tarab est peut-être aussi la plus fidèle réalisation au vœu formulé dès Climax (2006) – progression distanciée sans changement de rythmes vers un plateau orgasmique toujours repoussé. Soit cet infini recommencement du regard en quoi devrait consister la danse. Ce qui se donne à voir favorise ainsi une grande mobilité du regard chez le spectateur, trouvant dans ses mouvements spiralés sans fin, une nourriture d’apaisement et de sidération mêlées.
Fidèle à sa dimension festive de soufi-groovy, la pièce est sertie par une atmosphère de cordes chatoyantes perlées en échos, dont nous innerve le guitariste prodige Jacques Mantica venu du Jazz et de la World Music. Soutenue par des teintes de basse, serpentant à pas feutrés, voici une matrice sonore enveloppante. On est là aux sources du « tarab », une émotion musicale renvoyant à une mélopée instrumentale expressive favorisant une poésie évocatrice. Mais aussi une palette de sentiments gravitant d’une grande intériorité à une exaltation parfois violente, reflet de la vie des rues populaires du Caire. D’où ce lointain souvenir du mode mélodique traditionnel en quart de ton appelé maqâm et soulignant la liaison entre deux mouvements.
Ce grand bain de transe, Tarab le prend avec un sérieux d’adolescent, qui l’autorise à recueillir pleinement, et avec une innocence désarmante, les états qu’il cherche à rendre simultanément – extase et mélancolie, concentration et lâcher prise. La chorégraphie suit en cela une direction toute musicale, réglée sur la ventilation de nappes de cordes profondes qui finissent par faire chambre d’échos à la solitude d’un corps d’algue ondoyant doucement au gré de sa sinuosité languide. Ce moment d’heure bleue confirme le goût de Tarab pour l’entre-deux. Et résonne comme une promesse tenue pour les sens en éveil, qui a la secrète saveur d’un rendez-vous encourageant pour la suite.
Bertrand Tappolet