Brume et silence. Pénombre et attente.
Peu à peu, une présence se fait jour, et l’on capte la vision d’un corps qui gravite dans l’espace, dans un mouvement spiral dont l’origine se perd dans les vapeurs inaugurales.
Tour à tour, cinq corps rejoignent le premier, exécutent et répètent en canon la même figure. Quatre danseuses et deux danseurs vêtus à l’identique, pantalon et superposition de tee-shirts : aux formes géométriques courbes et au mouvement perpétuel correspond, dans la symbolique des couleurs, le bleu, celui des costumes délicatement moirés et réchauffés d’un trait d’ocre.
Ils évoluent dans un espace multipolaire, qui les imprègne totalement et décrivent une trajectoire autarcique, nécessaire et infinie, dont émane un sentiment contrasté de plénitude et d’absence. Lointains, à la fois seuls et ensemble, ils semblent en apesanteur, fusionnant avec l’espace, comme portés par les lois de la mécanique céleste, ou par la crête flexueuse d’une vague.
La structure du mouvement fait alterner le concave et le convexe, la courbe et la ligne droite, le descendant et l’ascendant, le continuum et la station immobile. On songe à la contraction rythmique d’un coeur, systole et diastole, à la pulsation lente et régulière.
Mais c’est pour faire advenir du différent que le mouvement itératif fait revenir le même : par le jeu des interactions entre les corps, des variations de perspective, par le travail du temps, des transformations s’opèrent, des sensations surgissent, une situation se crée ; et l’attention est rendue aux détails infimes du mouvement. Nulle frontière entre le dedans et le dehors, entre l’invisible et le sensible : de par sa qualité organique, le mouvement témoigne d’un passage d’énergie, qui prend sa source sous la surface de la peau pour la faire remonter et la propager vers les extrémités.
Les torsions du poignet nouent les reprises, rythment la cadence. Les ondulations de la colonne vertébrale, les déhanchés, les oscillations signent la dimension ornementale de cette stylistique qui évoque l’arabesque, ses asymétries, sa faculté incessante de s’incurver en volutes et méandres.
La musique de Sir Richard Bishop accentue l’aura si particulière des mouvements. Danse et musique s’épousent et dialoguent, rendant sensible la dimension acoustique de l’espace. Aux variations sur le même thème musical, fait écho la succession des figures. La musique assure une fonction dramaturgique et distribue les intensités jusqu’à la phase finale : des notes espacées en broderie arachnéenne, elle vire au phrasé électrisé et dissonant.
L’espace s’atrophie et confine le mouvement, pris d’un tournis rythmique, dans un cercle concentrique. Les corps s’agrègent sous l’emprise d’une attraction fatale. La lumière contient la transe des corps, en proie à une accélération éperdue. La scène suggère des profondeurs abyssales, un trou noir qui aspire et avale les corps.
Etrange final à double détente, où la danse paraît s’ensevelir dans son fantasme, qui est aussi son plus haut degré d’incandescence : au point de rencontre avec son désir d’illimité, elle s’excède elle-même, dans une sorte de dévoration voluptueuse, attestant à la fois son épuisement et son accomplissement. Dans la nuit striée d’un ultime accord de guitare, demeure le rêve d’une fusion extatique dans le mouvement pur.
Graziella Jouan